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Monia Touiss,
Traversées; devenir peintre, c’est peut-être commencer, à chaque moment, à traverser l’histoire de l’art et celle de la peinture. Quand on fait ses classes, comme Monia Touiss, aux Beaux-Arts de Tétouan, sa première école est d’abord celle de l’académisme. Conçue initialement comme une propédeutique aux écoles des Beaux-Arts espagnols, l’École des Beaux-Arts de Tétouan – qui deviendra un an après que Monia Touiss eut obtenu son diplôme en 1992, Institut National –, transmet un enseignement canonique, dans l’esprit de son fondateur Mariano Bertuchi. Dessin d’après modèles, connaissance des justes proportions, mais surtout apprentissage empirique de la peinture en extérieur, sur le motif. Avant d’adopter l’abstraction lyrique et le genre du portrait auxquels on associe volontiers aujourd’hui son travail, l’artiste commence par peindre des paysages, d’après nature. L’observation est de rigueur. Une attention de chaque instant est requise. Tétouan est une ville montagneuse, soumise aux aléas climatiques. Le paysage y est en constante évolution. Sans doute sommes-nous proches de ce que les peintres-calligraphes chinois désignent par les deux idéogrammes évoquant une « montagne-eau » dont les transformations sont incessantes. Deux approches du paysage peuvent être ici distinguées : l’une occidentale, dans la filiation de la Renaissance, le concevrait comme un espace offert à la perception visuelle ne demandant qu’à être isolé puis prélevé par l’œil du peintre ; l’autre, plus extrême-orientale, serait perçue en termes d’interactions entre différents éléments antagonistes. Pour qui s’est retrouvé au cœur d’une tempête ou d’un orage, pour qui a vu un jour déferler la pluie au milieu d’un ciel serein, il est aisé de comprendre que la peinture dite de paysage passe souvent à côté de ces brusques changements de perspective. Il faut imaginer alors notre peintre, méditative. Son esprit se forme aux canons d’une esthétique occidentale, mais son cœur semble aux prises avec un tourbillon de sensations contradictoires. Qu’à cela ne tienne, il s’agira désormais pour elle de peindre, moins d’après nature, qu’en prenant appui sur la sensation que le paysage suscite en elle.
Cette sensation des transformations silencieuses à l’œuvre dans le paysage se retrouve dans la plupart des toiles de Monia Touiss que l’on pourra qualifier d’abstraites, quand bien même ce raccourci fait l’économie de ce qui se joue dans une peinture qui ne fait nullement abstraction du réel, mais reste attentive à ses effets et à ses répercussions. Le caractère géologique ou tellurique de ces toiles se laisse deviner à travers de simples traits dessinant schématiquement un paysage escarpé, rocailleux de montagne. Des effets de transparence laissent percevoir une atmosphère brumeuse pouvant être aussi bien éthérée qu’opaque, comme si les cieux dont l’artiste avait réminiscence étaient tour à tour menacés par l’orage ou promis à une éphémère éclaircie. Qu’ils soient de format horizontal ou vertical, les tableaux se lisent toujours selon deux axes opposés et complémentaires, suggérant les différentes étapes par lesquelles passe un paysage par nature insaisissable. Sur une même toile coexistent souvent des techniques différentes. La matière picturale s’accumule parfois pour créer un effet de texture ou de relief imperceptible. Ailleurs, l’artiste opère par effacement, créant ainsi de subtiles variations sur le support de la toile. La palette de couleurs est à l’image de ces vicissitudes. Tantôt elle laisse place à des couleurs froides, oscillant entre un bleu aérien et un blanc neigeux ; tantôt la toile revêt un caractère quasi volcanique comme si le cosmos tout entier se mettait à irradier de tous ses feux. Ces intermittences du paysage sont aussi celles du cœur et de la nature humaine, en proie souvent à des forces antagonistes. Sans doute y a-t-il moins d’opposition qu’on veut bien le croire entre les toiles abstraites de Monia Touiss et les portraits auxquels elle s’adonne, qu’une filiation invisible. Les variations à l’œuvre sur un visage sont scrutées avec attention, tant le passage d’un sourire discret à une rêverie mélancolique ne tient souvent qu’à un fil. Chaque portrait incarne à sa façon un paysage, dans lequel l’apaisement cohabite souvent avec une tension intérieure à peine visible.
L’opposition entre abstraction et figuration demeure bien souvent stérile tant elle ne rend pas compte du continuum entre le souci de représenter et l’attention portée aux détails ; à une couleur, une atmosphère, une texture. Quand elle se focalise sur un fauteuil ou une porte de la médina de Tétouan, l’artiste exerce à la fois son regard et son geste pictural. Les objets sont à l’image des visages auxquels la peintre s’intéresse : ils témoignent d’une présence et de l’importance de nos perceptions. Aux transformations incessantes qui caractérisent la vision ou la réminiscence que l’on peut avoir d’un paysage vient s’ajouter la tranquillité rassurante qu’offre le visage d’un homme endormi, celui d’une femme méditant ou rêvant d’un monde auquel le spectateur n’a pas accès directement. De leur côté, de simples détails architecturaux, des objets ordinaires nous confrontent au sentiment pérenne d’un Temps qui, à défaut d’être éternel, nous englobe plus que nous n’avons de prise sur lui. Là réside sans doute l’une des clés de la peinture dans cette capacité non à défier les vicissitudes de l’Histoire, mais à épouser les courbures de l’espace-temps, à avoir prise sur le caractère insaisissable de nos existences.
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